2018 semble être son année, mais 2019 n’a pas dit son dernier mot. Lord Esperanza est une figure émergente du rap français. Le jeune parisien de 22 ans à la moustache soigneusement taillée a su se forger un univers musical, faisant de lui un artiste touche à tout. Entretien avec « l’enfant du siècle », auquel se mêlent des interventions de Majeur Mineur.
2018 a été une année riche en projets avec #LordEsperanzadanstaville, Internet… C’est important pour toi d’être productif ?
L.E : C’est important, quand on a des choses à dire, de les dire. J’avais également envie de meubler ma présence, de consolider un engagement que je sentais naissant. Avec le temps, j’ai eu un sentiment inverse : créer un peu plus de rareté pour revenir plus fort. On analyse les stratégies des grands artistes qui se font attendre entre chaque album pour revenir et tout fracasser.
Après, notre travail est surtout spontané. On fait des clips, on envoie, on sort des mixtapes… Ce qui fait que j’ai eu des surprises dans les deux sens. J’étais persuadé que certains morceaux allaient marcher alors que pas du tout et inversement. C’est aussi ça qui est beau dans la spontanéité de la musique. Tu peux pas prévoir. Dans tous les cas, quand il y a un truc que je kiffe, je le fais.
Tu peux nous donner des exemples de morceaux ?
L.E : Drapeau Noir, L’insolence des élus, Roses Noires ou Sol d’étoiles ont beaucoup streamé et inversement, Encore elle ou Noir n’ont pas du tout eu un tel impact. Mais ce qui compte, c’est que je me fasse plaisir en pouvant passer d’un énorme banger à une chanson super poétique/romantique.
Question bête, mais il y a des collaborations qui te font rêver ?
L.E : Kendrick Lamar. Musicalement je suis un gros fan, mais beaucoup de choses m’ont déçu dans son comportement, dans ses collaborations. Le mec est plein de paradoxe malgré un engagement médiatisé. L’éthique commence vraiment à naître en moi. Plus le temps passe, plus j’intériorise que ce monde est fou.
Tu me parlais de Clara Luciani avant l’interview, tu te vois collaborer avec ce genre d’artiste ?
L.E : J’adorerais ! Je ne l’avais jamais rencontré avant aujourd’hui, je connaissais un peu sa musique mais on ne s’était jamais vu. Sinon comme autre artiste il y a Stromae aussi, qui est un peu un life goal. Pas forcément un featuring mais simplement d’être en studio avec lui.
Pour revenir sur tes clips, c’est important pour toi de proposer du contenu visuel à ton public ?
L.E : Selon moi, aujourd’hui la musique se regarde autant qu’elle s’écoute. Les gens ont besoin de ça. On peut faire passer davantage de messages grâce à l’audiovisuel. Parfois, il y a des messages subtils qu’on peut mettre en lumière à travers un clip. La musique et l’image cohabitent vraiment. Je souhaite que mes clips deviennent de plus en plus scénarisés, allant parfois jusqu’au court-métrage. J’aime pouvoir faire des références aux films qui m’ont inspiré. Le cinéma, l’écriture de scénarios, ce sont des portes que j’envisage d’ouvrir un jour. Mais chaque chose en son temps car je dois d’abord faire mes preuves dans la musique.
Tu affectionnes le fait de mettre des créateurs en avant, ce que tu as fait avec les clips des morceaux de #LordEsperanzadanstaville, où chaque clip était réalisé par un réal de la ville en question. Ca représente quoi pour toi de faire émerger des talents ?
L.E : Je ne suis pas encore assez influent pour me permettre de dire ça. Mais c’est vrai qu’avec les clips ça leur apporte une visibilité. Beaucoup m’ont dit qu’ils avaient reçu des projets suite à ça donc c’est cool. Si je fais ça, à la base, c’est surtout pour mettre en lumière des artistes qui font ce que nous sommes. Tous les artistes ont des équipes de minimum 5 personnes, et je trouve ça logique de mettre en avant leur travail.
Travailler avec de nouvelles personnes permet un apprentissage commun. J’ai tout à apprendre d’eux. Puis s’il faut rester avec les 15 mêmes personnes une carrière entière, on s’ennuie, il faut sortir de sa zone de confort. Mes potes je les adore et ça ne changera jamais mais c’est important de s’ouvrir aux autres.
C’est pour ça que tu as fait de ton compte Instagram une presqu’oeuvre d’art ?
L.E : C’est surtout parce que j’ai le plaisir de côtoyer Célia qui est pleine de talent. Je m’étais dit que ça pouvait être chanmé de changer. En général, les comptes Instagram des rappeurs français ils sont assez simples, donc je me disais que ça pouvait faire une petite différence. Après, c’est sur que ça a ses inconvénients mais ça le fait ! Mais dernièrement, je me suis détaché des réseaux sociaux. J’apprends à m’en libérer, à ne pas regarder que ça, à reprendre des habitudes que j’avais un peu perdues comme la lecture.
Une des tes dernières grosses actualités c’est le remix de Noir avec un bon nombre de rappeurs. Tu peux nous en parler ?
L.E : Je voulais ramener plein de gens d’univers différents, en matière de rap. Ce projet a mis longtemps à se faire car il faut que les emplois du temps concordent. En tout cas, j’en suis très très fier. Je remercie encore tous les gens qui ont répondu présent à l’invitation.
On a donc créé ce projet avec l’association Atelier des Artistes en Exil. C’est une association disposant d’un local de 1500 mètres carrés destiné aux artistes exilés socialement ou politiquement de leur pays. J’ai pu rencontre un LGBT sénégalais qui fut mis en quarantaine, une peintre irakienne… Ces destins là m’ont beaucoup touché.
Concernant les rappeurs, ce sont des artistes que je côtoie ou que j’ai côtoyé en tournée, croisé en freestyle.
Dans tes titres, tu fais souvent référence au ciel, parfois même aux enfers. Tu crois à une forme de force irrationnelle ?
L.E : Oui, je pense qu’il y a des lois irrationnelles et universelles qui nous régissent. Il y a des échanges de flux énergétiques, il y a des échanges entre les êtres humains et leur rapport à la Terre. Certains appelleront ça spiritualité, d’autres religions, d’autres magnétisme… Ne serait-ce que l’intuition par exemple.
C’est également pour ça qu’il est nécessaire de s’ouvrir à d’autres cultures. Certaines prônent l’utilisation de la nature, des plantes, en Asie par exemple. Hugo (Majeur Mineur, son beatmaker/producteur ndlr.) en parlera mieux que nous.
Majeur Mineur : Hong-Kong est une des plus grosses places financières du monde et tout est basé sur les énergies. Il existe des tours de 50 étages avec un trou au 25ème étage pour laisser passer les esprits des dragons qui vivent sur les îles. Quand les banques construisent des immeubles les uns à côté des autres, les antennes paraboliques sont placées de telle manière à ce qu’elles soient dirigées comme un fusil vers la banque concurrente pour la « fusiller en terme d’énergie ».
Ce qui voudrait dire que plus rien n’est du au hasard ?
L.E : Personnellement, je me demande plus si tout est déjà écrit. Tout dépend de l’approche que l’on a des ces questions. Selon moi, il y a une partie écrite et une partie qui se provoque. Il y a des choses qui ne dépendent pas de nous, comme l’ont dit les philosophes stoïciens, et ça reste vrai.
« J’ai envie de vulgariser certains sujets, mais aussi certaines émotions. »
À t’écouter, tu as l’air de beaucoup t’intéresser aux différentes cultures, d’être au fait de l’actualité. Ca te sert dans ton écriture ?
L.E : Oui et non, ça dépend des thématiques. J’ai longtemps été accro aux chaines de média en continu, mais je m’en suis détaché. Bien s’informer aujourd’hui est quelque chose de délicat, ce qui est paradoxal quand on voit le nombre de médias disponibles. Puis l’interprétation des images varie. Si l’on prend cette interview, chacun pourra se servir de mes propos pour en tirer ce qu’il désire. Donc oui, l’actualité m’intéresse : quand je vois Macron sur le Charles de Gaulle, le fait que Trump soit venu…
M.M : Je me permets d’ajouter que c’est quelque chose qui fait que j’admire Théodore (vrai prénom de Lord Esperanza ndlr.) en tant que personne. Il est ouvert et curieux sur plein de choses. Même si c’est un sujet qu’il ne connait pas, il ne va pas fermer la porte. Il va s’interroger comme un gamin de cinq ans qui a tout à découvrir. « La seule que l’on sait c’est qu’on ne sait rien. » : il y en a peu qui ont intégré cette phrase. Faire ce travail là est quelque chose d’inspirant et que Théo réalise avec succès. C’est un ressenti personnel d’ami mais c’est vraiment inspirant artistiquement. Parce que l’inspiration nait de ça. Le jour où tu tues ce truc, tu ne sais plus écrire. Certains de nos potes ne savent plus sur quoi écrire alors qu’ils ont n’ont que 22 ans.
L. E : On a de la chance d’avoir un entourage très cérébral. Mon cercle d’amis proches me nourrit constamment. Hier j’étais avec mon père et je n’hésite pas à lui poser la moindre question et se lancer dans des débats de 40 minutes. J’ai accès à des discussions privilégiées depuis ma plus tendre enfance et c’est pour ça que j’ai voulu faire de la musique. J’ai envie de vulgariser certains sujets, mais aussi certaines émotions.
Tu évoques ton père… Ce qui veut dire que tu trouves les temps d’écrire, d’être en studio, de faire des concerts. Tu as un emploi du temps bien bien rempli.
L.E : J’essaie d’être sur tous les fronts. Forcément je vois moins ma famille mais ils savent que je dois y aller maintenant, pas dans deux ans. Le travail est quelque chose qui me définit. Je suis un acharné.
Et cette envie de réussir, ce travail assidu, le fait que tes proches soient fiers te caractérisent et se retrouvent dans les paroles de certains de tes morceaux…
L.E : C’est vrai ! Toutefois, en un an, j’ai complètement changé de vision par rapport à ça. J’ai toujours envie du succès mais je ne me posais pas les bonnes questions. Forcément il y a la famille, mais quand je reçois le message d’un fan me disant que ma hargne l’a sauvé du suicide, forcément je me dis « Woh ! ». Il n’y a rien de plus fort que ça.
Si tout s’arrête demain, forcément j’aurai des regrets, mais j’aurai également fait quelque chose qui me semblait insurmontable il y a encore 1 an. Le premier concert que j’ai fait à Lille c’était le 21 juin 2017, à l’arrache dans la rue, et un an plus tard je foule les planches du Zénith. C’est fou.
Tu es attentif aux retours du public sur ton travail ?
L.E : Sur scène, énormément. Un album je peux comprendre que l’on n’adhère pas du tout. Moi-même je suis très mauvais en première écoute. Je suis super critique puis après de nombreuses écoutes, je me rends compte que ce que je disais était erroné. Si une chanson ou un single ne plait pas je vais me dire « Ok, tu peux pas plaire à tout le monde, c’est le jeu. », mais sur scène je suis très attentif car plus le temps passe plus je me rends compte que je suis plus un artiste de scène que de studio. J’aime aller à la rencontre des gens, le partage des âmes est essentiel. Mais si les retours studio sont mauvais tu peux pas faire de scène donc au final, tout est lié.
Et ça se passe toujours bien avec Nelick et Majeur Mineur ?
L.E : Ca se passe à fond. Ca bosse beaucoup. Un peu moins avec Nelick car il fait sa tournée solo. Mais on a notre groupe, PALA$$, et on va revenir. Il y a un nouveau projet qui se dessine. Puis Majeur Mineur toujours au coeur de la création, 5 prods minimum dans mes mails chaque semaine. Il me permet de prendre beaucoup de recul sur mon travail et d’être en constante réflexion sur ce que j’essaie de produire.
M.M : Encore hier on a bossé toute la journée ! Mais c’est là que tu te rends compte que c’est notre passion. Dès qu’on a passé plusieurs semaines à médiatiser un projet sans créer de nouvelles choses, on se sent pas bien. On a besoin de se retrouver, même si c’est un truc de merde.
L.E : Et puis c’est notre histoire commune ! C’est cool que Hugo puisse répondre à cette question car que l’on construit, c’est ce qu’on laissera ! Je me réjouis de pouvoir expliquer à mes enfants les histoires de chaque morceau.
On a croisé Orelsan y a quelques jours et il nous a raconté qu’Épilogue, la réédition de son album, il l’a enregistré sur la route avec un micro emballé dans une chaussette. C’était pareil pour l’album du S-Crew qu’ils avaient réalisé sur le Feu tour (tournée de Nekfeu).
« S’ouvrir à d’autres univers permet de nous nourrir artistiquement. »
Le rap a permis la cohésion…
L.E : Je ne sais pas si on peut parler de rap. Dans ce que l’on fait, il y a de moins en moins de rap.
M.M : Le rap était notre porte d’entrée, notre facilité. C’est ce sur quoi on s’est rencontrés. Le rap représente un tiers ce que l’on compose et de ce que l’on écoute. On fait plein de choses, parfois même des choses qui nous dépassent complètement. S’ouvrir à d’autres univers permet de nous nourrir artistiquement.
Donc l’année prochaine tu finalises ton album…
L.E : Oh, il sera fini avant la fin de l’année !
Ah, et c’est 100% sûr ?
L.E : Oh… Euh. Ouais, 100% sûr ! Hein Hugo ? (rires)
M.M : Ouais, on va partir sur 95% sûr plutôt ! Mais c’est l’objectif de le terminer avant 2019.
Il faut s’imposer des dates limite pour y arriver ?
L.E : Carrément. Il faut des dates qui permettent une certaine rigueur. On est un peu bordélique, même si Hugo est bien plus rigoureux que moi. Personnellement, j’apprends à l’être, même pour des trucs bêtes comme arriver à l’heure, répondre à un mail dans les temps etc. Tout un rythme de vie que l’on s’impose tout en gardant du temps pour soi, en dormant bien, en faisant du sport, en ne sombrant dans aucune addiction…
Ca t’a apporté quelque chose de faire un freestyle pour la chaîne Youtube Le Règlement ?
L.E : Grave ! De la visibilité, de l’expérience, une autre forme d’apprentissage… C’est un énorme média influenceur, un des top 5 médias rap français. Il est passé devant beaucoup de médias rap pourtant installés depuis très longtemps. Ses projets sont super bien travaillés. C’est un gars qui est à son troisième projet de vie, il est carré dans ce qu’il fait. Toujours des concepts intéressants que ce soit les analyses, la coupe du monde, les freestyles… Il m’a d’ailleurs à nouveau invité mais malheureusement je n’étais pas là. Il nourrit la culture hip-hop et ça c’est cool.
Et qu’est ce que t’inspires les artistes avec qui tu partages la scène ce soir (À savoir Isha, Le Motel, Thérapie Taxi, Columbine et Salut c’est cool ndlr.) ?
L.E : Je les aime tous beaucoup, pour des raisons différentes. J’envoie vraiment de la force à ceux qui pètent les scores partout. Je n’ai aucun problème avec personne dans le milieu musical, je trouve pas ça constructif. La seule chose susceptible de me faire vriller c’est ceux qui achètent des streams et des vues, parfois même à leur insu.
Comme dirait Drake « On est tous en concurrence avec l’enfant de 12 ans qui est dans sa chambre et qui veut devenir meilleur. »
Merci à Théodore et Hugo pour leur temps ainsi qu’à Élodie et Candice d’avoir rendu cette interview possible. Merci à Jason Piekar pour les photos. (@jasonpiekar sur Instagram)