Marie Rémond et Sébastien Pouderoux mêlent leurs plumes pour la troisième fois dans Comme une pierre qui…, un spectacle musical taillé dans le rock qui saisit avec dérision l’image habituellement indocile de Bob Dylan. « How does it feel »…?

Avec la frénésie d’un poète inspiré, Bob Dylan s’adonne dans Comme une pierre qui… à son légendaire déhanché à quinze reprises, quinze enregistrements de l’un de ces titres éternels, qui « cherch[ent] toujours un nouveau corps à habiter, une nouvelle chanson, une nouvelle voix »1. En adaptant le livre de Greil Marcus, Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins, les deux metteurs en scène retracent ce jour de juin 1965, au cours duquel, dans le confinement d’un studio de Columbia Records, Like a Rolling Stone a été imaginée. Comme dans un microcosme du Rock’n’Roll, quatre musiciens en jean et boots en cuir et un producteur à la voix éraillée y sont confrontés aux humeurs d’un génie aujourd’hui récompensé du Prix Nobel.

Faire couler l’encre

A l’image de leurs deux spectacles précédents, André et Vers Wanda, Sébastien Pouderoux et Marie Rémond se saisissent de bribes de vie d’une personnalité publique. Il avait été question d’André Agassi, célèbre joueur de tennis américain, dans André. Il s’agit, dans Comme une pierre qui…, de Bob Dylan, dont la sensibilité est admirablement exprimée par le jeu de Sébastien Pouderoux. Son entrée sur scène condense déjà le rapport au monde de l’artiste : à reculons, penché sur son petit carnet, son silence n’est perturbé que par les quelques notes qu’il souffle dans son harmonica. C’est en marmonnant quelques phrases à l’oreille du guitariste Mike Bloomfield que le chanteur s’adresse à ses musiciens. Il apparaît troublant dans son incapacité à dire. Cet effort constant pour trouver les bons mots, c’est aussi l’enjeu de l’enregistrement de Like a Rolling Stone. Laborieuse, la composition de cette chanson s’est achevée juste avant d’être enregistrée. Dylan a déclaré qu’il avait finalement « vomi » ces vingt pages entre deux prises, vingt pages qui, dans la pièce, sont projetées sur le mur du fond, comme expulsées, propulsées par et de l’artiste. Belle image de l’Inspiration.

© Simon Gosselin

« The times they are a changin’ »

Si le sens de Like a Rolling Stone est toujours resté plus ou moins obscur, la chanson a toutefois signé la renaissance d’un artiste décidé à s’éloigner du folk pour un genre émergeant, autour duquel gravitaient alors les revendications de la Contre-Culture : la musique pop. En 1964, déjà, Bob Dylan chantait Only a Pawn in their Game, en hommage à Medgar Evers, militant du Mouvement pour les droits civiques. Pourtant, la pièce ne s’y attarde pas et donne plutôt à voir la complexité du personnage, à la fois hors de son temps et en résonance avec lui. De la moquette d’un rose terne, aux sombres murs insonorisants, en passant par l’odeur âcre de clope et de bière, toute la scénographie semble extraire les comédiens du monde. Le choix d’un envahissement de l’espace scénique dans la salle elle-même rend le spectateur intermédiaire des échanges houleux entre le producteur, joué par Gilles David, et les musiciens. Tout entraîne dans cette fructueuse autarcie.

Drôle de carrefour

Autour du personnage de Dylan s’écrivent d’autres destins. La temporalité de la pièce est multiple, elle fuit la monotonie : si l’enregistrement est représenté au présent, il est entrecoupé de récits personnels, tantôt d’amour, tantôt d’échecs. On surprend donc ces quelques brefs moments d’introspection, avant que le signal rouge du studio ne s’allume de nouveau et qu’aux voix se substitue la musique. Parmi eux, Al Kooper, joué par Christophe Montenez, se fait entendre. C’est un jeune musicien poussé par le hasard à participer à l’enregistrement de la chanson. Son corps maladroit et ses balbutiements, ses gaffes, son innocence, son appétit musical, tout chez lui convoque un gentil ricanement, un mélange d’empathie et de sarcasme. Son admiration pour Bob Dylan, celle des jeunes personnes, est intense, presque dégoulinante. Pourtant, c’est bien celle que suscite ce personnage solaire. Al, ce sont les yeux du spectateur devant le mythe déconcertant que représente Dylan.

© Simon Gosselin

Musique !

Au-delà des incompréhensions qui irritent les personnages et de l’issue incertaine de l’enregistrement, Comme une pierre qui… est une pièce qui dit avec humour les rivalités testostéronées qui peuvent exister dans le monde de la musique. A cette période, les Beatles et les Rolling Stones produisent de grands succès comme Eight Days a Week et Play With Fire, qui stimulent l’industrie du Rock’n’Roll. A mesure que les bières se vident, chacun essaie de se faire sa place, les déplacements deviennent à la fois plus imprévisibles et plus colériques. Paul Griffin, un pianiste déjà reconnu, se révolte lorsque Dylan attribue à Al Kooper le droit de jouer trois minuscules notes sur le clavecin qui lui était destiné. Il cesse alors d’aseptiser les touches déjà immaculées de son piano à l’aide d’un spray et se réfugie hors du studio, indigné. Mais cette ironie cocasse ne gomme pas pour autant l’hymne au rock’n’roll des années soixante qui habite la pièce, comme une déclaration d’amour anachronique. Difficile de trancher entre le théâtre et la musique concernant ce spectacle hybride qui manipule aussi bien les corps et l’espace que les instruments. A la sortie de la salle, baignée dans l’air entêtant de Like a Rolling Stone, les paroles d’une chanson de William Sheller semblent résonner : « C’est comme dans un vieux Rock’n’Roll…J’ai dans la tête un transistor qui fredonne… ».

 

1 Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins de Greil Marcus

Texte par Adèle Bodiguel