Un secret, le nouveau film de Joachim Lafosse, est sorti en salles le 10 janvier 2024. Emmanuelle Devos y incarne Astrid, une femme prise au piège du secret de son mari, dans une famille bourgeoise qui se veut pourtant exemplaire.

La résonance de votre film avec l’actualité est forte, notamment avec tout le travail mené par la CIIVISE, Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Comment vous-êtes vous approprié le sujet de la pédocriminalité et les systèmes de domination qui gravitent autour ?

Joachim Lafosse : Dans un premier temps, il y a le fait divers. Je suis très ému quand je découvre l’histoire de ce jeune homme, interprété par Matthieu Galoux dans le film. J’ai été pris d’une envie de montrer à quel point son histoire familiale peut rendre fou, comme dans À perdre la raison.

En 2009, j’ai fait la promotion et accompagné la sortie d’un de mes films, Élève libre. Ce film est très autobiographique, ce que je disais à l’époque, mais pas très fort. Je pensais que mon entourage allait venir me parler, ce qui n’est pas arrivé. J’ai plutôt vu des gens changer de trottoir lorsque je les croisais.

Sept ans après, lorsque je me mets à écrire Un silence, une personne s’est excusée d’avoir pris autant de temps pour voir Élève libre, et m’a demandé comment j’allais. Ce jour-là, j’ai compris que les personnes susceptibles de m’éclairer, de me prévenir ou de me protéger lors de mon adolescence, étaient également rongées par la honte, ce qui n’était pas le cas du pervers que je décrivais dans mon film.

Le venin du crime est la honte et la culpabilité qu’engendre le crime, suivi d’un silence. J’ai écrit Un silence pour la défense de cet adolescent, mais également pour la défense de sa mère qui, pour moi, est une victime, car elle n’a jamais demandé que ce crime ait lieu.

Une des questions morales du film est la question des effets du silence. Cependant, la question qui me préoccupe davantage est de savoir quels sont les éléments qui ont fabriqué ce silence. Aujourd’hui, nous défendons la libération de la parole, mais pour oser parler, il faut être solide, il faut se sentir accompagné, il faut une estime de soi suffisante pour imaginer tenir face aux potentielles conséquences. Dans le film, le personnage d’Astrid n’a pas ces ressources, et c’est ce que j’ai essayé de raconter.

« Il est intéressant d’exposer la logique tragique et destructrice du silence, ainsi que la manière dont on en sort. »

Joachim Lafosse

Que reste-t-il du fait divers originel dans votre film ?

J.L. : C’est une question à laquelle je ne veux pas répondre car je suis cinéaste, et mon terrain est la fiction, et non la vérité. Si je réponds à cette question, je me fais journaliste. Je respecte le point de vue journalistique à propos de ce fait divers, mais mon travail est l’écriture de la fiction. Passer par la fiction est une manière de respecter les différents protagonistes. Je serais dingue si je disais que mon film est la vérité sur cette affaire. Au fond, ce film parle davantage de moi que de l’affaire.

Le cœur du film est le déni, un mécanisme inconscient dont il est extrêmement difficile de sortir les personnes enfermées dedans. Ma préoccupation était de garder un lien empathique entre le spectateur et le personnage enfermé dans son silence.

Par ailleurs, j’ai aimé écrire la rencontre entre deux générations de femmes, à savoir Caroline, interprétée par Louise Chevillotte, et sa mère Astrid, incarnée par Emmanuelle Devos. Elles n’ont pas le même rapport à la parole, et pourtant Astrid n’a pas muselé sa fille, ce qui est émouvant. Elle a éduqué sa fille dans la nécessité de parler, ce qu’elle n’arrive pas à faire. 

Il est intéressant d’exposer la logique tragique et destructrice du silence, ainsi que la manière dont on en sort. Toutefois, il faut parler, mais il faut également être entendu.

Comment êtes-vous parvenu à incarner le silence par votre mise en scène ?

J.L. : J’ai eu la chance de répéter l’intégralité du film avec les acteurs dans les décors pendant une dizaine de jours en amont du tournage. Et je me posais cette question. Emmanuelle m’a dit que le personnage d’Astrid la renvoyait tout le temps à la honte. Les acteurs ont leur part d’écriture. Voir une actrice ou un acteur incarner un personnage que vous avez écrit, c’est une expérience. Dans mon scénario, je n’écris pas quand la voix se perd ou que des sanglots s’étouffent. Aujourd’hui, je sais que je ne dois pas travailler avec des acteurs qui attendent uniquement que le cinéaste leur dise ce qu’ils doivent faire. Je prends un énorme plaisir à chercher et à travailler avec des acteurs prêts à écrire avec moi afin de trouver les nuances. Les répétitions permettent également de tourner plus vite, et de tourner plus juste. L’absence de justesse pour un personnage comme celui d’Astrid serait un crash total.

Emmanuelle, comment avez-vous approché le personnage d’Astrid ?

Emmanuelle Devos : Lorsque l’on découvre un scénario, il existe une part de mystère qui disparaît à la lecture car je me vois l’incarner. À la première lecture, je n’ai rien vu. Je ne parvenais pas à me figurer le film, même si je trouvais la thématique intéressante.J’ai donc beaucoup parlé avec Joachim.

J.L. : Au départ, Emmanuelle m’a dit non. Elle ne sentait pas le personnage. Mais ce n’était en rien un problème. Le film n’était pas encore là, d’où le rôle de scénariste des actrices et acteurs du film.

E.D. : Quelques mois plus tard, j’ai relu le scénario, et j’y ai complètement adhéré. Les semaines de répétition étaient les bienvenues car elles ont permis d’entrer dans l’histoire et dans les différents personnages. Je n’ai jamais jugé mon personnage.

J.L. : Emmanuelle s’est laissée imprégner par ce qu’a provoqué le film en elle. Les grands acteurs sont ceux osant se confronter à des thématiques complexes et ayant une élaboration psychique suffisante pour faire résonner en eux des sujets aussi graves.

E.D. : La thématique est extrêmement importante, et le silence qui accompagne les proches des criminels est rarement abordé. Toutes les familles ont des cadavres dans leurs placards.

Pourquoi avez-vous choisi Daniel Auteuil ?

J.L. : Daniel Auteuil a été extrêmement courageux. Cinq ou six grands acteurs français m’ont dit que le scénario était intéressant, mais qu’ils n’avaient rien à gagner en jouant dedans. Daniel ne s’est pas posé la question une seule seconde. Sur le plateau, il voyait les nuances à donner à son personnage. Il était soucieux de la conservation de l’empathie du public envers le personnage d’Astrid.

Dans le film, le silence prend différentes formes selon les révélations qui se font au fur et à mesure, avec des enjeux qui ne cessent de changer…

J.L. : Il n’y a pas de silence dans la maison des personnages. Tout le monde parle et tout le monde sait, mais il existe un silence avec l’extérieur. Cette famille est criminelle car elle autorise le crime, elle ne l’interdit pas. François se cache en éblouissant de sa lumière l’extérieur, au point de ramener à lui-même les victimes qu’il défend lorsqu’il est accusé. Et le procédé est le même avec Astrid. Il fait d’elle une femme fière de l’aider, ce qui est une des clés du génie pervers.

Avez-vous essayé de faire produire ce scénario il y a 7 ans ?

J.L. : Oui, en 2017, j’ai présenté le scénario à différents producteurs qui finalement se sont rétractés car il était trop dur.

Est-ce le contexte actuel qui a permis de faire naître Un silence ?

J.L. : Si je sortais Élève libre aujourd’hui, je n’entendrais pas le même discours qu’à l’époque, ce discours qui avait tendance à amoindrir la gravité des faits. Quand j’ai présenté une nouvelle fois le scénario d’Un silence, j’ai senti un souhait de le produire.

La personne m’ayant éclairé sur le sujet de l’emprise est Christine Angot. Sans la lecture de ses livres, je n’aurais pas écrit Élève libre. Plus récemment, j’ai lu les livres de Camille Kouchner, Vanessa Springora ou Hélène Devynck.

J’ai remarqué que très peu d’hommes victimes d’emprise ou d’inceste parlent. Il existe une sororité quand les femmes parlent, alors que les hommes sont isolés quand ils prennent la parole.

E.D. : Le fait que Camille Kouchner ait écrit pour son frère n’est pas étonnant.

J.L. : En 2021, Cyril Dion a révélé avoir été victime d’inceste sur le plateau de C à Vous. Personne n’en a parlé alors qu’il témoignait à 19h30 devant 2 millions de personnes. Des auteurs masculins ont raconté une emprise similaire à celle de Vanessa Springora dans les années 2000. L’étape suivante doit être que les hommes soient solidaires entre eux, avec un masculin qui se dévirilise.

E.D. : Des personnalités comme Patrick Dewaere ou Francis Huster ont raconté leur viol, et il n’y a pas eu de retentissements.

J.L. : Du côté masculin, les agressions isolent. 

Pensez-vous que François devient honteux une fois que son fils découvre la réalité ?

J.L. : François n’est pas touché par la honte une seule seconde de son existence, sinon il ne serait pas le pervers qu’il est. Sa logique défensive est la perversion, qui est la pire du monde. Celle d’Astrid est le déni, et s’avère également dévastatrice.

François est un homme égocentré, et on s’interroge sur son souhait d’aller dans la lumière. La chercher autant prouve que quelque chose ne va pas.

Des avants-premières du film ont eu lieu, l’occasion d’échanger avec le public. Quels ont été les retours des spectateurs ?

E.D. : En Allemagne, de nombreux spectateurs, surtout des hommes, ont rejeté le film. Les femmes, quant à elles, ont exprimé la nécessité de parler. Certaines spectatrices étaient bouleversées.

A l’issue de la projection, les spectateurs parlent instinctivement d’eux, et expriment leurs peurs, parfois très profondes.

J.L. : Les spectateurs espagnols parlent beaucoup de rédemption pour le personnage de François.