Rencontre avec Bertrand Bonello à l’occasion de la sortie de La Bête, son nouveau film. Ce drame psychologique de science-fiction nous conte l’histoire de Gabrielle, interprétée par Léa Seydoux, obligée de purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures.
Pourquoi avez-vous souhaité adapter La Bête dans la jungle, nouvelle écrite par Henry James ?
Ce n’était pas un désir d’adaptation. Je souhaitais faire une histoire romantique, romanesque, voire mélodramatique. Cette envie m’a ramené à cette nouvelle que j’aime beaucoup. Je me suis servi de l’argument initial de cette œuvre pour déployer une narration différente, en traversant les temps et en traversant les genres. La Bête dans la jungle a donc surtout été un outil. Je n’aurais pas pu trouver mieux comme base car Henry James confronte la peur et l’amour, et ce sont ces deux vecteurs qui ont construit mon récit.
De quelle manière avez-vous travaillé les différentes temporalités du récit ?
J’ai eu envie qu’il y ait plusieurs périodes assez rapidement. J’ai d’abord construit 1910 et 2014, mais je trouvais qu’il me manquait le présent. J’ai donc décidé que le présent du film était le futur.
Les différentes périodes proposent un côté ludique, associé à une idée de voyage. Les sensations de flottement que le spectateur peut ressentir sont avant tout celles du personnage. C’est important que le spectateur soit au même niveau que le personnage.
Avez-vous eu du mal à financer le film ?
L’avance sur recettes m’a été refusée trois fois par le CNC. Je reconnais que ce film est une aberration dans le paysage cinématographique français. Ce n’est pas courant de réaliser un film avec de telles ambitions pour un budget pareil. J’ai eu davantage de soutiens privés que publics. Les commissions pensent parler au nom du public, ce que je déteste. Quand un film manque de financements, toute l’équipe est obligée de surpréparer.
Pouvez-vous nous parler du casting du film ?
Initialement, je souhaitais que le personnage de Louis soit interprété par Gaspard Ulliel. C’était une évidence pour moi. Lorsque Gaspard est décédé, quelques semaines avant le tournage, j’ai décidé de décaler le tournage et de le remplacer par un acteur anglophone afin qu’aucune comparaison ne puisse être faite. Je suis parti à Londres et George Mackay est le dernier acteur que j’ai rencontré. Nous avons réalisé des essais, mais en quelques minutes j’ai compris que c’était lui qu’il me fallait.
Pour le personnage de Gabrielle, j’ai pensé à Léa Seydoux pendant l’écriture du scénario. Quand j’ai vu Léa et George l’un à côté de l’autre, ça a été une évidence. Quand ils ont lu le scénario, je pense qu’ils ont été intimement touchés.
Parlait-il français avant de tourner dans La Bête ?
Non, pas un seul mot. Quand le personnage de Louis est devenu anglophone, j’ai choisi de rendre la partie 1910 entièrement bilingue, avec un jeu de séduction entre les deux personnages où les langues s’entremêlent.
« Le tournage a duré 40 jours, c’était un film physiquement compliqué à réaliser. »
Et comment avez-vous préparé le tournage ?
Je ne pouvais pas imaginer des méthodes de travail aussi opposées. George avait besoin d’une importante préparation du tournage en amont. Nous nous sommes envoyés de nombreux mails et il travaillait de son côté. Léa, quant à elle, n’a pas trop besoin de se préparer. Elle comprend ce qu’elle fait au moment où elle le fait.
Une fois sur le plateau, tout s’est très bien passé. Léa et George ont compris leur manière respective de fonctionner. Le tournage a duré 40 jours, c’était un film physiquement compliqué à réaliser. Nous avons tourné à Paris, dans le sud de la France et quelques jours à Los Angeles.
Guslagie Malanda, qui a crevé l’écran dans Saint-Omer en 2022, est également magnétique dans votre film.
Je ne la connaissais pas. C’est ma directrice de casting qui m’a parlé de Guslagie. Quand elle est entrée dans la salle pour faire quelques essais, là aussi j’ai tout de suite su que c’était elle. Elle a un tel charisme et une telle présence, c’était évident.
Le duo qu’elle forme avec Léa Seydoux est singulier, et je me suis rendu compte, lors du montage, qu’elles ont la même voix et la même diction.
Pourquoi ce jeu sur les différents formats d’image ?
Le présent du film est en format carré comme si le futur enlevait de l’air aux personnages. Le cadre du passé est plus large afin de leur donner de la respiration. L’époque 1910 est filmée en pellicule afin d’apporter une certaine douceur. Le numérique permet d’être plus tranchant.
Est-ce une représentation de ce que vous pensez de ces époques ?
Si je dois comparer les cadres à la vie, je dois reconnaître qu’aujourd’hui j’ai l’impression qu’on étouffe un peu plus qu’avant.
Et que faut-il comprendre de votre vision des États-Unis ?
Le personnage de George Mackay de 2014 est inspiré d’Elliot Rodger, meurtrier ayant tué 6 personnes sur le campus d’une université californienne. Les incels sont présents dans tous les pays, mais cette manière de se mettre en scène, par l’intermédiaire de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, est spécifique aux Etats-Unis, ce qui est glaçant.
Et pourquoi cette réflexion sur l’intelligence artificielle, qui connaît actuellement un véritable essor ?
J’ai commencé à travailler sur cette question il y a plusieurs années, en étant conscient des problèmes éthiques, moraux ou politiques. Quand le film a été présenté à Venise, l’intelligence artificielle était au cœur de nombreuses inquiétudes mondiales, ce à quoi je ne m’attendais pas. Je ne me rendais pas compte que le film allait devenir aussi contemporain.