Depuis plusieurs années, et à travers de nombreux documentaires, Clara et Julia Kuperberg nous font découvrir l’Histoire d’Hollywood, véritable industrie cinématographique où les femmes ont été trop longtemps effacées, entre mythes et réalités.

Vous êtes à Lille dans le cadre du festival CineComedies, que représente la comédie pour vous ?

Clara Kuperberg : On n’est pas très comédies en fait. On a fait un documentaire sur les femmes, et on parlait d’Alice Guy, évidemment, qui a fait des comédies. C’est par ce biais qu’on entre dans la comédie. C’est une des grandes pionnières du cinéma, et c’est une belle chose qu’elle soit mise à l’honneur cette année.

Quel rapport avez-vous avec Alice Guy, aussi bien professionnellement que personnellement ?

Julia Kuperberg : Alice Guy, on l’a rencontré en 2014. On a fait des études de cinéma, on a fait une cinquantaine de films sur la culture hollywoodienne et on n’avait jamais croisé son nom. Quand on a regardé ses films, on a halluciné. Quand on a poussé nos recherches sur les réalisatrices, on a doublement halluciné. On s’est dit que c’est incroyable de n’avoir jamais croisé leur nom et que personne ne sache qui c’est. Lorsque l’on a fait notre documentaire Et la femme créa Hollywood en 2015, les gens pensaient que nous étions des mythomanes. C’était un film compliqué à vendre, et heureusement que Cannes Classics l’a sélectionné ce qui a permis de donner une légitimité au film, sinon le film aurait été enterré. Avec Alice Guy, on a quand même le premier film narratif de l’Histoire du cinéma, là où les cinéastes hommes faisaient des scénettes en posant la caméra dans la rue. En 1896, elle réalise La Fée aux choux, considéré comme le premier film narratif de l’histoire du cinéma.

C. : C’est discuté….

J. : De toute façon, c’est toujours discuté lorsqu’une femme est pionnière de quelque chose. Mais dans tous les cas, à une époque où les femmes n’ont pas le droit de vote, pas le droit d’avoir de compte en banque, son travail est quand même fascinant.

C. : Quand on voit La Fée aux choux, c’est vraiment très beau. Et même les suivants : Les résultats du féminisme, Madame a ses envies… C’est hyper audacieux, au début du siècle, d’inverser les sexes. Il y a une modernité absolue. Sa conception du féminisme était très avancée, très avant-gardiste, à une époque où l’on en discutait pas du tout, même aux États-Unis où elle est partie. C’est fou que des femmes comme Alice Guy se soient donné le droit de faire ça, alors qu’elles n’en avaient aucun autre dans le pays.

J. : Elle a formé Louise Weber, elle a construit des studios. C’est quand même exceptionnel.

Après Cannes, votre film a littéralement fait le tour du monde dans différents festivals. Vous l’évoquiez en parlant de mythomanes, mais quel a été l’accueil de votre documentaire ?

J. : C’était dur à vendre. Les gens ne nous croyaient absolument pas. On a bouleversé les croyances cinématographiques que tout le monde avait. J’espère que l’on parle davantage ces femmes dans les études de cinéma aujourd’hui.

C. : Pour l’anecdote, nous étions à Los Angeles il y a quelques mois. Un musée du cinéma a ouvert. Le musée des Oscars. C’est grand comme Beaubourg. Et il n’y a pas, ou presque, de femmes. Il y a une toute petite photo d’Alice Guy au cinquième étage à côté des toilettes, en évoquant rapidement que c’est la première femme à avoir fait un film.

J. : Quand on a réalisé le documentaire, il n’y avait aucune ressource française. Pas un bouquin. Aujourd’hui, ça a changé. Il y a des bandes dessinées, des livres, même un biopic en préparation.

Et comment avez-vous procédé pour créer ce documentaire sans ressources ?

J. : On a vraiment galéré.

C. : Et je tiens à dire que nous voulions interviewer des hommes ! Ce n’est pas un choix de n’avoir que des femmes. Mais aucun homme n’a voulu parler des femmes cinéastes de l’époque car personne ne les connaissait. Lorsque nous avons présenté le documentaire au Festival de Deauville, en 2016, un homme nous a dit « C’est quand même très féministe comme documentaire ! », alors que non, c’est juste factuel. Il y a même eu des hommes qui sont sortis de la salle lors de certaines projections.

J. : Et outre Cannes, le soutien d’OCS a également été énorme et a permis de donner vie à ce film. Ça a ouvert la porte à la création de nombreuses ressources et les femmes sont sorties de sous le tapis rouge.

Vous qui avez beaucoup travaillé sur le Hollywood d’antan, quel regard portez-vous sur le Hollywood actuel ?

J. : Avec #MeToo, j’ai trouvé géniale cette volonté de plus de diversité, avec une représentation accrue des diversités dans le cinéma. Désormais, j’ai parfois plus de mal lorsqu’ils changent l’Histoire. Par exemple, lorsqu’ils expliquent que des noirs pouvaient être nobles au XIXème siècle, je trouve que c’est contre productif car c’est révisionniste et ça amoindrit le l’horreur qu’était l’esclavage. Je trouve ça terrifiant que l’on mette un carton avant Autant en emporte le vent, que l’on doive expliquer aux gens ce qu’est le racisme. Avec Clara nous nous sommes toujours définies comme cinéphiles avant d’être féministes. Ces films appartiennent à un contexte, à une histoire, et si on la change, ils n’ont plus aucun sens. La petite sirène noire, par exemple, pour moi c’est un grand oui, mais non à Louis XIV noir.

C. : Comme le dit Julia, il y a la ligne du révisionnisme à ne pas franchir. Pour revenir au musée des Oscars, dans ce musée, il y a une énorme salle Spike Lee, qui est un excellent réalisateur, mais aucune sur la communauté juive comme Warner, Lubitsh, par exemple. C’est génial qu’il y ait une salle sur ce réalisateur, mais il faut l’insérer dans l’histoire du cinéma d’Hollywood. Dans nos documentaires, on s’évertue à remettre l’histoire du cinéma dans la grande Histoire.

J. : On tombe dans un certain délire. Quand Tom Hanks s’excuse d’avoir joué un homme gay dans Philadelphia ça me brise le coeur. Il faudrait être gay pour jouer un homme gay ? Faut-il réellement avoir le SIDA pour jouer un personnage atteint du SIDA ? C’est délirant.

C. : Et c’est la même chose avec Bradley Cooper dans le biopic de Leonard Bernstein qui est en tournage. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes crient au « jew face » car ce compositeur était juif et que Cooper ne l’est pas.

J. : Mais bien évidemment on dénonce des pratiques comme le « yellow face » et le souhait qu’il y avait de ne faire entrer aucune personne asiatique dans le milieu hollywoodien. Il y a une vraie nuance à avoir dans les représentations.

« Le cinéma est fait pour déranger, parfois même pour sortir énervé de la salle. »

Quel film d’Hollywood vous recommanderiez ?

C. : Il faut tous les regarder, même si ça prend énormément de temps, et que c’est impossible dans une vie. Les regarder permet de se faire une histoire de la société américaine, et parfois même de l’Histoire dans son ensemble. En ce qui concerne les films d’aujourd’hui, certains sont de grande qualité alors que d’autres sont vraiment édulcorés afin de remplir des conditions et une certaine checklist « peacy ». Le cinéma est fait pour déranger, parfois même pour sortir énervé de la salle.

Quels sont vos futurs projets ?

J. : Nos films sont de véritables Gremlins car un documentaire peut donner naissance à 10 autres.

C. : Là on vient de terminer notre travail sur Dorothy Arzner, la seule ouvertement homosexuelle des années 30, ce qui était très osé, et qui faisait des films très engagés. Il y avait ce traditionnel « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants« , mais elle a décidé que non avec une déconstruction du mariage, une dénonciation du patriarcat et de la place de la femme dans la société. Le fait qu’il y ait eu une telle réflexion autour du female gaze il y a presque cent ans prouve à quelle point elle était en avance sur son temps.